Construction défectueuse d’une station de lavage – Jugement du Tribunal judiciaire de Tours du 27 février 2025, RG n°2300999
Introduction : Un litige révélateur des subtilités de la garantie décennale
Le jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Tours le 27 février 2025 illustre parfaitement les difficultés d’interprétation de la garantie décennale lorsque des désordres apparemment mineurs lors de la réception se révèlent être des vices cachés majeurs. Cette décision apporte des précisions sur la qualification des désordres décennaux et sur les conditions d’application des garanties d’assurance.
Les faits : Une construction défaillante aux conséquences graves
Des fissures signalées à la réception, sous-estimées dans leur gravité
En 2015, l’EURL B*** confie à la société O*** la construction d’une station de lavage. Le lot maçonnerie est sous-traité à la société A***, assurée auprès de la compagnie d’assurance dans le cadre de sa responsabilité décennale.
La réception de l’ouvrage intervient le 3 août 2015 avec des réserves concernant la présence de fissures sur les dalles. Ces réserves, qui semblaient initialement mineures, vont révéler par la suite l’ampleur véritable des désordres.
L’évolution du sinistre
Face à l’absence de reprise des désordres par l’entreprise, le maître d’ouvrage met en demeure celle-ci en juin 2019. La compagnie d’assurance refuse sa garantie en juillet 2019, considérant que les dommages ne revêtent pas un caractère décennal.
Une expertise amiable puis une expertise judiciaire sont diligentées. Cette dernière, confiée à M. P***, révèle l’ampleur réelle des désordres et leur caractère décennal.
Expertise judiciaire : Mise en lumière de désordres structurels affectant la fonctionnalité de l’ouvrage.
Fissures traversantes et défauts de pente : une non-conformité aux normes de construction
L’expert judiciaire met en évidence deux types de désordres principaux :
Les fissures : Contrairement aux apparences lors de la réception, les carottages réalisés en novembre 2021 révèlent que les fissures sont traversantes et génèrent des infiltrations dans les différentes couches de béton, portant atteinte à la durabilité de l’ouvrage.
Les défauts de pente : La pente réelle maximale n’atteint que 1,036% au lieu des 1,5% prévus dans les plans, et elle n’est que très ponctuelle. Dans de nombreuses zones, la pente est nulle ou très faible.
Les causes techniques identifiées : erreurs d’exécution majeures
L’expert identifie plusieurs défauts de réalisation :
- Mauvaise disposition des armatures (deux nappes de treillis soudé placées en partie basse au lieu d’une répartition haute/basse)
- Enrobage insuffisant
- Multiplication des reprises de bétonnage
Les conséquences
Ces défauts rendent l’ouvrage impropre à sa destination première : canaliser et recueillir l’eau de lavage. L’expert conclut qu’aucune réparation n’est possible et que l’ouvrage doit être entièrement démoli et reconstruit.
La décision du tribunal : Une qualification rigoureuse des désordres décennaux
Conditions juridiques d’application de la responsabilité décennale (article 1792 du Code civil)
Le tribunal rappelle les conditions cumulatives pour qu’un désordre relève de la garantie décennale :
- Intervention dans le cadre d’une opération de construction immobilière
- Affectation d’un ouvrage immobilier dans ses éléments constitutifs
- Gravité certaine portant atteinte à la solidité ou rendant l’ouvrage impropre à sa destination
- Caractère caché lors de la réception
Fissures et pente : une qualification en vices cachés décennaux malgré les apparences
Concernant les fissures : Le tribunal adopte une position nuancée en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation (Civ. 3e, 18 décembre 2001, n°00-18.211). Les défauts notés à la réception qui ne se révèlent que par la suite dans toute leur ampleur constituent un vice caché relevant de la garantie décennale.
Les fissures, bien qu’ayant fait l’objet de réserves, étaient en apparence superficielles. Leur caractère traversant et leurs conséquences sur la durabilité de l’ouvrage n’ont été révélés que par l’expertise judiciaire.
Concernant les défauts de pente : Le tribunal considère que ce défaut n’était pas visible lors de la réception.
La reconnaissance du caractère décennal
Le tribunal conclut que les deux types de désordres rendent l’ouvrage impropre à sa destination et relèvent donc de la garantie décennale. Cette qualification emporte condamnation de la compagnie d’assurance au titre de l’action directe du tiers lésé.
Assurance décennale : portée de la garantie et limites des garanties complémentaires
Action directe contre l’assureur décennal : fondement juridique et conditions
Le tribunal fait application de l’article 124-3 du Code des assurances qui permet au tiers lésé d’agir directement contre l’assureur du responsable. Cette action est fondée sur l’existence d’un contrat d’assurance responsabilité décennale souscrit par l’entreprise A*** auprès de la compagnie d’assurance.
Garanties complémentaires (dommages immatériels) : limites temporelles et clause de réclamation
Point crucial de la décision : Le tribunal opère une distinction entre la garantie principale (responsabilité décennale) et les garanties complémentaires (dommages immatériels).
Pour les dommages immatériels, le contrat prévoit un déclenchement par réclamation selon l’article L.124-5 du Code des assurances. Or, le contrat ayant été résilié le 1er novembre 2017 et l’assignation en référé datant du 7 juillet 2020, cette garantie ne peut plus jouer.
Cette distinction technique permet à la compagnie d’assurance d’échapper à l’indemnisation du préjudice moral et de jouissance réclamée à hauteur de 10 000 euros.
Réparation et indemnisation : entre démolition, reconstruction et refus de certains préjudices
Réparation matérielle : démolition complète de l’ouvrage nécessaire
Le tribunal entérine l’évaluation de l’expert fixant le coût de remise en état à 33 928,48 euros TTC, comprenant :
- Démontage et remontage de la station : 8 734,60 €
- Démolition et reconstruction des aires béton : 25 193,88 €
Cette somme est actualisée selon l’indice du coût de la construction à la date du dépôt du rapport d’expertise.
Rejet des dommages immatériels pour absence de couverture d’assurance applicable
La demande d’indemnisation du préjudice moral, d’image et de jouissance est rejetée en raison de la résiliation du contrat d’assurance et de l’absence de garantie subséquente applicable.
Une décision équilibrée aux enseignements multiples
Ce jugement du Tribunal judiciaire de Tours constitue une illustration parfaite de la complexité des litiges en matière de garantie décennale. Il démontre que des désordres apparemment superficiels peuvent révéler des vices cachés majeurs relevant de la responsabilité décennale.
La décision opère un savant équilibre entre protection du maître d’ouvrage et respect des limites contractuelles de l’assurance. Elle rappelle que si la garantie décennale offre une protection étendue, les garanties complémentaires restent soumises à leurs conditions spécifiques d’application temporelle.
Cette jurisprudence devrait inciter l’ensemble des acteurs de la construction à une plus grande vigilance : les entrepreneurs dans l’exécution des travaux, les maîtres d’ouvrage dans la réception des ouvrages, et les assureurs dans l’appréciation du caractère décennal des sinistres.
Cette décision s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence constante qui privilégie une approche concrète et technique de la qualification des désordres décennaux, rappelant que l’apparence initiale d’un désordre ne préjuge pas de sa véritable gravité ni de son caractère décennal.